Expertise, et restauration partielle d’un luth de Laux Maler
Ce luth, en mauvais état, est vendu aux enchères publiques, le 14 juin 2003.
Descriptif du catalogue :
"Rare et intéressant luth, caisse XVIIe, remonté en guitare en France au XVIIIe (10 chœurs). Rosace bois, caisse en frène et table épicéa. Nombreuses réparations".

Remonté posterieurement en guitare, l’instrument semble sain malgré les innombrables cassures de la caisse en loupe de frêne (coupée sur dosse). Il n’y a pas de traces de vers, uniquement des changements survenus pour suivre la pratique instrumentale et son évolution, (diverses transformations) et de nombreux accidents.
La caisse est ancienne, au moins 17e, le manche, la tête et le chevalet sont faits entre fin 17 et début 18e siecle, la table semble en bon état pour son age supposé, la rosace intacte ne permet pas de voir l’interieur.

Nous détablons ce luth, et découvrons deux choses :
1) La table porte à l’interieur sous le tasseau du haut, écrit assez grand au crayon à mine de plomb, "Monsieur Dumesnil"*. Elle semble porter son barrage d’origine ; pas d’anciennes traces, de traces de colle ou de marques, pas d’ajouts sauf quelques petites barres replacées ou remplacées dans la partie inferieure, la partie "en éventail", et quelques petites pièces de sapin en bas de la table.

*Jacques Dumesnil, luthier à Paris, actif vers 1630/60, meurt en 1663.
Catherine Massip, Conservateur à la bibliothèque Nationale, nous décrit dans un ouvrage collectif dirigé par Florence Gétreau (édité par la Ville de Paris) : "Instruments et luthiers parisiens 17/19e siècle" les ateliers de Dumesnil et de son collègue plus célèbre Desmoulins. Elle y détaille les inventaires apres décès de ces deux luthiers, les importantes quantités de bois vouées aux luths et aux guitares, les instruments anciens ou contemporains, guitares, luths ou violons, présents aux stocks de ces artisans. Nous notons que dans le stock de Desmoulin un luth de Laux Maler est mentionné avec le plus grand soin, ces instruments étant encore vers 1650, soit 100 ans après la mort du luthier, très recherchés par les luthistes.

2) La caisse est entièrement doublée de grosse toile (lin ?)
Nous enlevons avec toutes les précautions d’usage les toiles qui recouvrent les cotes et découvrons une étiquette que nous n’identifions pas tout de suite.
Apres avoir consulté tous les ouvrages à notre disposition (musées, collections, historiens, etc.) nous découvrons au "National historich Muséum de Nuremberg" le même luth, imcomplet et modifié, mais portant son étiquette et authentifié comme tel : Laux Maler, actif à Bologne entre 1515 et 1560.

Laux Maler est un luthier important, l’un des inventeurs du luth moderne à 9 côtes. C’est un auteur très prolifique qui travaillera avec son fils et l’on dit que l’on retrouva les fournitures pour 1000 instruments dans l’atelier après le decès de son fils (et successeur).

La rosace semble identique bien que positionnée d’1/8e de tour décalée par rapport à celle du Musée (Nuremberg). De fines bandes de parchemin relient les côtes, d’autres sont disposées en diagonale, parcourant l’ensemble de la caisse à intervalles réguliers, toutes sembles originales.

Nous démontons le manche de guitare (5 chœurs), après avoir enlevé le clou forgé qui tenait l’ensemble. Il devait y avoir 3 clous à l’origine car, de part et d’autre du clou, 2 chevilles en bois rebouchent 2 trous.

Le manche, la tête et le chevalet sont le modele classique utilisé par les luthiers entre 1630 et 1750.

Les luthiers remaniaient souvent pour les musiciens des instruments anciens, les adaptant au goût du public et à la pratique nouvelle pour un moindre coût.
Le chevalet de luth a peu-être arraché des escarts de la table lors de son enlèvement, car sous le chevalet de guitare et ses moustaches, une grande pièce de sapin est incrustée, à mi-bois, comme pour masquer des dégats dus à un décollement hatif ou trop brutal. Malheureusement le fil est dans le sens perpendiculaire à celui de la table et nous devons déposer cette pièce incluse dans la table et en faire une autre dans le bon sens.

Nous trouvons quelques luths de Laux maler de part le monde, et comprenons que pour le remontage les difficultés vont être énormes, car nous ne trouvons aucun luth entier auquel se référer de manière formelle.

Nous commandons à Vienne les photos de leur "Laux Maler", c’est un modèle plus grand et très différent du nôtre, les photos ne nous aideront pas. Nous écrivons à Nuremberg (musée) et Klaus Martius nous répond que le leur (d’apres les photos très proches du nôtre, mais remonté en théorbe) est également incomplet. Andrew Dipper (U.S.A.), auprès duquel nous nous renseignons aussi, nous dit qu’à son avis, un manche étroit semble le plus proche, le plus logique, en regard du modele original, Kaus Martius le pense aussi.

Nous commençons à restaurer la caisse, à déposer les nombreux morceaux et rajouts posés par l’exterieur, les mastics et autres matières apocryphes, à refaire les parties manquantes (nous avions en stock un vieux morceau de frêne tres semblable, suffisament pour restaurer cette caisse). Nous doublons partiellement (le moins possible) les joints de collage avec du parchemin très fin, de la toile "de biais" (coton) très fine ou parfois de la gaze (coton à tissage très lâche, très léger mais solide).

Pendant ce temps, nous réfléchissons à la table. Elle semble relativement en bon état par rapport à la caisse (quelques manques et rajouts au bas et en haut, quelques cassures). Bien sûr, ce bois de frêne est un bois très cassant et fragile, ce qui explique les nombreuses cassures de la caisse, mais un épicéa si vieux devrait l’être aussi et cette différence entre l’état des deux éléments ne cesse de nous interroger. Le barrage semble plus récent que ne devrait l’être un barrage des années 1520/1530, mais encore une fois nous manquons cruellement d’informations précises et fiables.

Dans le cas d’un changement de table, le luthier, (Dumesnil ?), n’aurait-il pas préféré faire un barrage plus contemporain que celui-ci qui était sur la table à changer ?
Ou bien reproduisait-il fidèlement le barrage d’origine ?
Refaisait-il la rosace à l’identique (en changeant d’1/8e de tour le positionnement de celle-ci), ou avait-il une interpretation et/ou un choix personnel ?
(la rosace de bois sculpté est la même que celle du "Nuremberg", et qu’un autre luth de Laux Maler que nous découvrons à Prague).

D’après nos documents, la table du luth de Nuremberg est très fine, celle qui nous occupe est très sensiblement plus épaisse (moyenne 2 mm faible) mais les différents remaniements successifs et les nombreuses galeries de vers expliquent peut-être la minceur de la table du "Nuremberg".

Le gros problème reste à ce moment le choix du manche, de sa dimention et du nombre de cordes souhaitées pour être le plus près possible de la réalité musicale originale de l’instrument, et ce sans toucher davantage ni à la caisse ni à la table.

Normalement les luths de cette époque (1520-1550) ont un manche étroit, pour 11 cordes. Ce luth, comme les autres, a subi au moins deux remaniements avant son remontage en guitare ; le tasseau a été redécoupé , rabaissé (donc élargi), la caisse et le haut de la table (raccourcie) aussi. Les deux triangles en ébène du haut de la table sont déplacés et recoupés et ils se superposent à un moment, prouvant au moins deux montages successifs.

Dans l’ouvrage "Historical lute construction" de Robert Lundberg, publié par la "Guild of American Luthiers", nous voyons que l’angle formé par le manche sur le tasseau dans le luth tel qu’il est actuellement est beaucoup plus aigu qu’il ne devrait l’être. Nous décidons donc de remonter un peu la caisse sur les cotés en rallongeant le tasseau du haut remanié lors du remontage guitare. Ce tasseau rallongé, l’angle modifié selon celui décrit (et dessiné) par Lundberg, nous rajoutons de petites pièces de frêne pour completer la caisse, et nous obtenons ainsi la largueur définitive du haut de la table, donc du bas du manche et de la touche.
(les cotes exterieures de la caisses sont ainsi rallongées d’environ 2,5 cm, et de 0 à la cote centrale), et la table également rallongée de 2,5 cm.

le tasseau étant rectifié, nous fabriquons le manche en calculant ses dimentions en fonction de :
1) la largueur de la touche au haut (remonté) de la table,
2) l’emplacement du chevalet. Il y a une importante cicatrice qui matérialise celui-ci, correspondant précisément à la position traditionnelle du chevalet, soit à 2/3 de la distance du tasseau du bas à la barre du bas de la table.

Ceci nous donne la moitié de la corde vibrante. La largeur du manche permet de faire un manche pour 11 cordes, ce qui est le modèle qui nous semble le plus probable et que nous désirons monter.

Pendant ce temps Klaus Martius nous a confraternellement envoyé des documents relatifs au luth de Nuremberg. La caisse, les tasseaux, le dessin de la brague sont identiques au notre. La surprise est de retrouver sous la table (coupée en haut d’environ 1/4) un barrage très semblable au nôtre ; les mêmes barres sous la même rosace, le même nombre et la même taille (à première vue) et le même inhabituel barrage dans la partie basse de la table, en forme d’ évantail.

Nous décidons de faire faire une dendrochronologie qui éclairera définitivement le doute ; 1520/30 ou 1630/50, Laux Maler ou Dumesnil... ou autre chose...

Ian Watchorn, avec qui nous correspondons pour autre chose (le livre sur La Guitare) nous apprend qu’il a travaillé sur le luth de Nuremberg, et propose aimablement de nous envoyer ses notes (la partie en anglais !).

Quand celles-ci arrivent nous constatons de nouveau les similitudes entre le luth de Nuremberg et le nôtre. Brague, taseau du bas, montage, barrage, marques sur la table.

La dendrochronologie de John Topham indique 1529 pour l’âge de la table (1360 pour les anneaux les plus anciens). Celle-ci étant comptatible avec les années d’exercice de Laux Maler, le style et les raprochements étant évidents, nous concluons que cette table est bien de la main de Laux Maler. Ce luth aurait donc subi 3 remaniements : en luth (au moins) deux fois, pour suivre la pratique musicale, puis en guitare (sans compter les différentes cassures et restaurations plus ou moins importantes davantage dues aux accidents qu’aux remaniements).

À l’initiative de Ian Watchorn, nous contactons Stephen Barber, Sandy Harris et Klaus Matius, qui sont (Ian étant trop éloigné malheureusement), avec Thomas Norwood et Wolfgang Fruh, les luthiers les plus interessées par ce Laux Maler et qui aimeraient probablement l’examiner et l’étudier avant que nous ne le refermions. Nous décidons de nous rencontrer autour de l’instrument, Joël Dugot nous ouvre les portes de son laboratoire au Musée (CNSM) à Paris pendant Musicora 2004.

Une fois réunis, les luthiers examinent longuement l’instrument et, d’un commun accord, pensent que la caisse a été, lors des modifications, retrécie dans la largeur des première et dernière côtes ainsi qu’a la brague. En effet la contre-brague est absente et le tasseau bien petit. Il manque probablement 15 à 20 mm au talon du bas et à la partie large des côtes. La table est un peu plus épaisse que celles des autres instruments, sauf sur les bords qui ont été amincis aux différents détablages et retablages. Ceci semble confirmer l’idée que les luths avaient une table solide, pouvant résister à la tention des cordes tendues et non les tables fragiles et fines et déformées telles que l’on les observe de nos jours.

À la demande générale, et à celle de Joël Dugot conservateur au Musée de la Musique en particulier, conscients de l’intérêt historique de cet instrument, nous acceptons de vendre au musée ce luth ouvert, pour permettre un accès et une consultation à tous les chercheurs et étudiants, et renonçons à finir la restauration.

Notre travail d’experts et de luthiers-restaurateurs s’achève donc ici.
Commence celui des conservateurs.

Collection Musée de la Musique de Paris , référence E.2005.3.1.

Juin 2003-mai 2004.

Nota-bene.
Depuis 2004 et l'application de la « loi musées », il est fait obligation aux musées français de n'employer, pour les restaurations de tous les objets conservés dans le cadre des collections publiques, que des « restaurateurs habilités ». Par ce vocable, on entend uniquement les universitaires possesseurs de ce diplôme d'état délivré par l'Institut National du Patrimoine. Ce diplôme couvre toutes sortes de techniques et de matériaux, mais ni l'expertise des instruments de musique ni la lutherie ni l'acoustique ne sont abordées durant la durée du cursus. Dorénavant seuls le « restaurateur habilité » pour le bois, (tous les bois du monde ?), est qualifié pour restaurer les objets du patrimoine conservés dans nos collections nationales et peut passer indifféremment des parquets aux charpentes, du mobilier aux bateaux, des statues aux instruments de musique, etc., pourvu qu'il ait l'« habilitation ». Une polémique se fait jour donc entre les conservateurs des musées qui, conscients de leurs incompétences en matière de lutherie, désirent conserver les instruments historiques uniquement pour leur aspect visuel et culturel, et les luthiers qui estiment que la sonorité d'un instrument, ce qui est sa spécificité et son identité propre, doit et peut être restaurée au même titre que la caisse qui la produit.
Les professionnels qui, depuis bien avant que le titre de conservateur ne soit inventé, analysent, examinent, expertisent, fabriquent et restaurent les instruments de musique, et cela par pays et par catégories, (vents, cordes, claviers, cuivres, etc.) se trouvent ainsi écartés des collections publiques françaises. L'« habilitation » pour un non-universitaire étant quasiment impossible à obtenir, ils exercent leur art auprès des collections privées.

Lire : "Habilitation-restaurateur-des-musees.com".