Restauration d'une vielle à roue de Nicolas Pierre Tourte dit "Tourte père".

On connaît bien peu de choses de ses origines et de sa vie. Les archetiers Bernard Millant, Jean-Rançois Raffin et l'historien Bernard Gaudfroy ont regroupé et mis en forme les informations collectées aux cours de leurs recherches sur les archetiers  français pour leur ouvrage "l'Archet français"*, et c'est modestement que nous aimerions apporter notre contribution à la connaissance que l'on peut avoir de cet homme et de sa vie professionnelle à Paris au début du 18e s.

Pierre Tourte est recensé comme menuisier. Il exerce au tout début du 18e dans le faubourg St Antoine, quartier privilégié de Paris qui, avec l'hospice des "15 Vingts" et le cloître Notre-Dame, n'est pas soumis aux règles strictes des corporations.

Menuisier, dans les années 1730, si on peut échapper aux contraintes rigoureuses imposées par les corporations -qui seront dissoutes après la Révolution française- est une profession qui permet d'évoluer dans de nombreuses directions ; les meubles, bien sur, mais aussi les petits objets : coffrets, étuis, cadres, parfois la marqueterie et la lutherie. À cette époque ce sont les apprentis qui se chargent des taches les moins "nobles", le tournage des chevilles, des boutons, des accessoires, et de l'archèterie dans ce cas précis, laissant au maître de l'atelier "la belle ouvrage". Les règles des corporations, si elles laissent les artisans de ces quartiers privilégiés libres de leurs productions, de leur choix de techniques, et de leurs matériaux, leur imposent toutefois de ne pas avoir de poinçons, et de ne pas mettre leur adresse sur les étiquettes. Souvent ces artisans "hors corporations" travaillent à façon pour leurs collègues admis dans les corporations qui signent alors les œuvres. C'est l'une des raisons qui rendent difficiles l'identification du travail des artisans de cette époque.

C'est là qu'intervient l'instrument que nous vous présentons : une vielle à roue fabriquée au début du 18e siècle. Une jolie tête sculptée dans le goût du 17e, une caisse plate aux éclisses hautes, quelques réparations pour le moins malhabiles et pour achever de perturber l'identification de l'instrument, elle est entièrement recouverte d'une épaisse peinture orangée.

Afin de faire l'expertise de cet instrument nous devons ôter les repeints sur quelques parties pour pouvoir au moins savoir de quel bois il était fait. La tête, une très habile sculpture de tête de femme, avec une coiffe et des rinceaux classiques, ne peut en aucun cas être le travail d'un amateur et nous donne déjà une indication de la qualité de l'instrument. En déposant une petite partie des repeints orange nous voyons que le bois de la table est un acajou de Cuba, bois exotique et coûteux, la caisse est en bel érable ondé. La table a été "raccommodée" avec des morceaux de bois ordinaire (sapin), et c'est pour cacher son travail que le réparateur peu scrupuleux a repeint la vielle. Nous déposons la partie apocryphe de la table. Sur le fond ainsi dévoilé nous trouvons une étiquette, sous les années de poussière et de crasse : "Pierre Tourte, à Paris 1730". Le père des archetiers les plus célèbres au monde, archetier de grand talent lui-même. Cette incroyable découverte nous encourage à approfondir notre recherche et nous nous apercevons que les touches du clavier, sous la peinture qui les recouvre, faites habituellement en érable et en ébène, sont faites de bois dur exotique : palissandre et acajou de Cuba.

Nous rapprochons cette vielle de celles d'un autre luthier qui exerce discrètement à Paris à la même époque et dont les historiens n'ont pas retenu grand-chose : Georges Louvet, le père de Jean et Pierre Louvet les célèbres luthiers parisiens du 18e. En effet, les cordiers et leurs attaches sont absolument similaires, ainsi que le clavier (complet) et ses jaquettes de touche au profil particulier, ce qu'il reste du dessin des ouies, et bien sûr le patron de la caisse, très ovoïde. Au 17e,  les vielles avaient un patron trapézoïdal, mais en ce début de 18e la vielle est très à la mode et son format est calqué sur les patrons des guitares. De nombreux luths et  guitares seront transformés en vielles pour faire face à la demande des musiciens de la cour de Louis XV.

Nous défondons l'instrument et constatons qu'il n'avait jamais été ouvert. Les restaurations postérieures ont été faites par l'extérieur et l'intérieur est tel que Pierre Tourte l'a construit. La facture de cet instrument hésite entre les montages archaïques de la période baroque, et des procédés tout à fait innovants pour l'époque. De la facture baroque Pierre Tourte a gardé les tasseaux qui sont larges et fins,  les entretoises des éclisses, le dessin et le façonnage des barres, le système d'attache du cordier. L'axe, la roue et la poignée sont originaux et intouchés. Du tout nouveau 18e siècle, il adopte le patron des caisses plates dont les tables et les dos ne sont plus débordants, mais il renonce aux décorations, filets d'ivoire et pistagnes en vogue. Nous notons qu'il utilise des techniques plus "ébéniste " que "luthier" par exemple les barres de la table qui ne sont pas chevillées aux contre-éclisses et sur la table, comme chez Louvet, mais tiennent encastrées dans la contre-éclisse par une petite queue d'aronde laissant les éclisses et la table sans marques. Le clavier aussi est assemblé en queue d'aronde. Nous remarquons également des petits rebouchages placés aux mêmes endroits sur les deux instruments, et les tournages sont si semblables qu'on les dirait faits par la même main.

Un détail surprenant attire notre attention : la roue, habituellement traversée par un carré  qui la maintient à l'axe, est taraudée, et un large pas de vis à l'extrémité de l'axe forgé maintient l'ensemble roue-axe dans la butée de la dernière barre. Ce n'est que vers 1745 que la crémaillère qui permet de tendre l'archet est remplacée par une vis, mais nous voyons ici que déjà en 1730, Pierre Tourte s'intéresse aux possibilités mécaniques qu'offre une vis et réalise là un exploit : il invente la roue démontable, qui peut ainsi se dévisser pour être changée sans que le luthier ne soit obligé  de démonter l'instrument. Pendant tout le 19e, les roues des vielles ont été montées sur des carrés et ce n'est qu'à la fin du 20e que les luthiers ont "retrouvé" cette invention pratique : de nos jours toutes les roues des vielles actuelles se démontent en les dévissant...

Les deux parties inférieures des ouies, au bas de table, sont manquantes, mais le haut de l'ouie droite est présent et nous indique la forme, le positionnement et la taille de l'ouie que nous pouvons donc reproduire d'après un modèle existant.  Le chevalet central semble être d'une autre main, seule reste une "oreille" originale, (nom donné aux deux chevalets de chaque coté de la tête),  les autres chevalets manquent. Nous les reconstituons en copie du chevalet restant. (Tous les éléments refaits sont copiés sur des instruments connus et authentifiés). L'axe, la roue et sa poignée sont intacts. Sous l'épaisse peinture orange nous trouvons sur le cache-clavier, l'avers de la tête et le cordier une teinte noire, décoration classique pour ce type d'instrument au début 18e. Une butée de changement de ton manque au haut de la table, les trous laissés à cet endroit l'attestent, et une petite cheville perce le bas de table pour y accrocher la corde qui règle le chien puisque le cordier est flottant.

Une fois le délicat décapage terminé, une restauration classique peut se mettre en oeuvre. Même si nous ne connaissons pas d'autre vielle à roue de Pierre Tourte nous constatons, après avoir examiné le violon fait par ce luthier et conservé au musée de Paris (E.01262) que le vernis -pâte et couleur- semble proche de celui employé sur notre vielle, assez bien  conservé sous la peinture. En 1929 Poidras avait recensé dans la collection de Charles Enel un violon de Pierre Tourte, fait en 1747, qui portait une très belle tête ajourée de Lafille, le sculpteur parisien spécialisé dans les têtes d'instruments de musique. La tête de cette vielle est exceptionnelle et pourrait, puisque ces deux artisans se connaissent comme le prouve le violon  "Enel", être de Lafille. Le style et les décorations, ainsi que la façon dont elle est rapportée sur le clavier, et enfin les habitudes des luthiers de faire appel à un sculpteur pour les belles têtes nous autorisent à le penser. Pour les instruments ordinaires, les luthiers façonnaient une volute, motif non-figuratif autorisé par les corporations. Le cache-roue manquant est fait en copie.

Nous effectuons une restauration classique pour rendre à cet instrument un aspect aussi proche que possible de son état original, mais aussi sa fonction. Une fois cordée la vielle s'avère extrêmement juste et son clavier est parfait,  ce qui nous autorise à penser que Pierre Tourte n'en était pas à son premier instrument et que non content d'être l'archetier innovant que nous connaissons, le menuisier reconnu par ses contemporains, c'était aussi un luthier talentueux.

Après notre restauration le musée de la musique de Paris achète cet instrument en décembre 2011 à son propriétaire un antiquaire parisien.

Sinier de Ridder
Hiver 2010

* "l'Archet français"
L'archet éditions,
68, rue de Rome,
75008 Paris.