Peut-on jouer les guitares anciennes ?


Nous répondons oui, sans problème, dans la mesure ou le musicien reste attentif à son instrument et lui accorde les soins et la maintenance nécessaires, il n'y a aucun inconvénient à jouer un instrument ancien. Et, en exemple facile à démontrer, nous citons alors le violon, et là, la réponse est généralement , "mais ce n'est pas comparable"!

En effet ; même si ces deux instruments ne sont pas comparables, leur utilisation l'est et le rapport musicien-instrument-luthier l'est également.  Nous aimerions démontrer que la croyance populaire de la guitare ancienne qui serait "vidée" ou "morte" quand le violon construit à la même époque aurait pris du son et de la subtilité est un mythe récent. Nous voulons dissiper ce malentendu qui prive nombre de musiciens du plaisir de jouer le répertoire baroque, romantique ou classique sur les instruments anciens, contemporains des pièces jouées.

Il faut d'abord faire un peu d'histoire et se souvenir que la guitare a connu de nombreux formats selon l'époque et le pays d'origine du luthier qui l'a conçu.  Cet instrument a pris sa place dans le monde musical bien avant la reconnaissance du violon. Elle a connu les premières tablatures écrites pour elle, et d'une façon générale s'est installée dans toutes les cours européennes détrônant le luth. Elle a évolué au gré des progrès des colles, des cordes, des techniques des luthiers et permis à de nombreux compositeurs d'exprimer leur talent.

À la fin du 18e siècle, en Europe, les techniques concernant la lutherie changent : les violons acquièrent un nouveau renversement qui leur donne plus de puissance, et les luthiers-violons se passionnent pour les instruments anciens, principalement les Italiens, oubliant leur créativité au profit du patrimoine et de son étude. Les luthiers en guitares se découvrent une passion pour un instrument moderne, à 6 cordes, terriblement à la mode, et plein de promesses d'avenir.

Les luthiers-violons ont alors valorisé le patrimoine, allant jusqu'à penser que leurs propres créations seraient moins performantes que celles des auteurs passés et ont dirigé les amateurs vers les violons anciens, bien plus chers que les leurs. Les luthiers-guitares ont au contraire orienté les choix de leurs clients vers leur propre production, argumentant que les guitares anciennes avaient donné tout ce qu'elles pouvaient offrir et que seule une création moderne pouvait satisfaire un musicien exigeant.

Bien entendu le "raisonnable" se trouve entre ces deux affirmations, et les instruments ne sont que le résultat d'une collaboration entre le luthier qui les entretient, bon ou moins bon, et le musicien qui les utilise, bon ou moins bon aussi… Et ce, quelle qu'en soit l'époque.

Ainsi il est tout à fait possible de jouer une guitare ancienne traitée avec soin et respect par un musicien attentif, capable de déceler en jouant les différents bruits parasitaires occasionnés par un problème, et le luthier compétent est tout à fait capable de remédier à ce problème. Comme en bien des choses, la prévention et l'écoute sont les meilleurs des remèdes…

Il y a toutefois une exception : les guitares fabriquées après les années 1860, après Torrès. Ce nouveau modèle a séduit les musiciens et détrôné les formats des époques précédentes, (comme en son temps la guitare avait détrône le luth). Il est devenu au début du 20e LE modèle incontournable et les luthiers-guitare n'ont plus fabriqué que celui-ci, renonçant à la diversité des autres formats de guitare. C'est un patron totalement différent de ce qui se faisait jusqu'alors. La caisse est plus grande avec une table large et très fine, le barrage est fin en éventail, presque dans le sens du bois. Les conséquences de cette modification radicale font que sous la forte tension des cordes les tables se déforment terriblement. Une bosse se crée sous le chevalet, un creux sous le départ des cordes, et parfois la touche rentre dans la table qui supporte difficilement la forte tension des cordes et l'épaisseur de la touche en bois dur. Ce sont autant  d'effets secondaires difficiles à corriger. De plus ces guitares d'inspiration espagnole sont difficiles à ouvrir, et à restaurer. Et souvent, à moins que le luthier de son vivant puisse refaire une table à l'identique, gardant ainsi sa personnalité d'origine, elles ne sont plus jouables.

Mais cela ne concerne que les guitares faites après Torrès sur ce modèle espagnol particulier, et les instruments construits avant 1860,  ne sont pas concernés. Les tables des guitares anciennes, toutes époques et toutes contrées confondues, sont plus étroites et plus épaisses, le barrage est  en "échelle" (le fil des barres est perpendiculaire au fil de l'épicéa de la table), parfois en "X" ou en "Y", les tensions sont plus fermes, et les bords solidement arrimés aux éclisses.  Si elles ont été entretenues correctement (et non pas oubliées, accrochées au mur ou dans une vitrine, avec les cordes tendues) ces guitares sont parfaitement jouables et nous renonçons à compter les guitares de Panormo, de Stauffer, de Fabricatore, de Pagès ou de Lacote, et de tous les luthiers de ces belles écoles qui jouent encore pour le plus grand plaisir de leurs propriétaires, et de nos oreilles. Il faut ajouter à cette liste les guitares du 18e siècle qui permettent de jouer la musique telle qu'elle a été écrite, pour 5 choeurs, sans passer par les transcriptions pour 6 cordes. Même, et peut-être devrions-nous dire surtout,  les anciennes Espagnoles qui sont encore très attractives et offrent à leurs utilisateurs une sonorité riche et intacte. Nous avons vu une Voboam de 1660  et une Sellas de la même époque, parfaitement restaurées et entretenues,  jouées sur You Tube dans les mains d'un merveilleux guitariste …

Toutes ces guitares anciennes offrent une grande variété de sonorités et de tessitures  qui correspondent aux différentes époques du répertoire, aux styles de lutherie et aux régions de productions.  Tout comme les violons dont les luthiers spécialisés se sont attaché à conserver, à préserver et à restaurer les spécificités et qualités propres de chaque luthier pour chaque époque et souvent pour chaque région, elles sont un véritable patrimoine, avec des auteurs célèbres et d'autres plus modestes,  des compositeurs, des musiciens stars, et des  répertoires.

Depuis 40 ans que nous commerçons les guitares anciennes, les musiciens quand ils prennent en main une guitare originale et se mettent à jouer nous font toujours la même remarque : "c'est incroyable comme elle sonne bien, quelle son!  pour une caisse aussi petite... etc".
Je tiens à préciser que nous ne modifions jamais les instruments qui passent dans notre atelier. Ils en repartent "restaurés" quand besoin est, mais toujours dans l'état dans lequel ils ont été conçus.

Durant les dernières décennies, les luthiers-guitares, et tout particulièrement les français, ne sont autocensurés en ne fabriquant plus qu'un seul type de guitare : "la guitare de type espagnol d'après Torrès". La plupart des musiciens jouent maintenant sur des guitares dont les formats n'existaient pas lors de la composition des oeuvres qu'ils exécutent et donnent ainsi une uniformisation "mondialisée" à leur interprétation! Et les innombrables guitares anciennes, belles, en bon état, abordables (on est bien loin des prix des violons) restent muettes chez les antiquaires qui, faute de savoirs spécifiques, ne les entretiennent pas et ne les font pas jouer…

La musique baroque a connu le même paradoxe il y a quelques décennies, les instruments anciens, authentiques et jouables, étaient dédaignés au profit des instruments modernes et normalisés : les violes de gambe étaient remplacées par les violoncelles, les violes d'amour par l'alto et les violons montés en cordes-métal avec des mentonnières et des tendeurs au cordier!.. Sans parler des vents et des cuivres "modernes" pourvus d'un nombre de clés considérables, sans rapport avec les instruments pour qui ces musiques avaient été écrites.  La redécouverte des instruments" authentiques" a permis aux musiciens de se réapproprier le répertoire et a fait évoluer toute l'interprétation musicale.
On ne peut plus écouter maintenant de la musique ancienne enregistrée dans les années 60 sans un sourire indulgent ; ce répertoire a fait de tels progrès dans l'interprétation et la compréhension, et tout le monde est d'accord : il faut jouer la musique avec des instruments (ou des fac-similés) conçus pour un répertoire historique donné.


C'est ce paradoxe que nous voulons relever, et la réponse à cette question qui revient souvent est : OUI, on peut jouer sans problèmes les guitares anciennes!

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